Le parfumeur
III
Etrange impasse. Opulence et pauvreté s’y font face comme les deux revers d’une même pièce.
A gauche, un long et épais mur blanc, d’environ vingt coudées de haut, bombé vers le milieu. Des tessons de jarres hérissent sa crête pour dissuader les intrus. Au-dessus, des branches d’oliviers et d’orangers inatteignables s’en échappent et répandent leurs effluves dans l’impasse. Le chant d’une fontaine et les pépiements d’oiseaux derrière trahissent avec ces derniers le luxe et la volupté d’une demeure invisible. Le riad d’Omar le Navigateur. Omar, le roi des marchands. Omar le père de Yasmina, la « Perle de Fustat ».
En face, à droite, une succession de bâtisses de tailles différentes, mal alignées. Pour le repos des passants et des résidents, à même la chaussée, des banquettes en terre s’étendent le long des façades disjointes. Elles sont parfois interrompues par un éventaire ou l’huis d’une maison, enfoncé en entresol, le seuil barré par une planche pour faire obstacle aux serpents et aux scorpions. Seules des empreintes de pas, de sabots d’âne ou de coussinets de dromadaire impriment le sol. Aucune trace de roue. Décret d’Al Hakim. On porte tout à bras.
*
Comme chaque soir, Mustafa et Sofiane croisent l’échoppe grande ouverte du marchand de boissons qui ne vend que de l’eau claire du Nil car le vin est interdit ; celle du cordonnier qui ne vend que des chaussures pour hommes car les femmes ne doivent pas sortir, une mosquée à la fois église et synagogue car avec Al Hakim on ne sait plus à quel Dieu et saints se vouer.
Avec ses firmans, l’impasse des Trois Vierges a versé cul par dessus tête comme le reste de Fustat. Elle regorge d’incohérences que Mustafa et Sofiane n’aperçoivent plus. Seul un cœur pur, venu d’ailleurs, s’étonnerait encore. Un cœur pur, jamais frelaté par cette cité et les revirements d’Al Hakim. Un être qui par sa seule présence pourrait changer la face de Fustat et la remettre à l’endroit comme aime le prédire Maya la recluse.
Mustafa et Sofiane s’indiffèrent depuis longtemps des frasques d’Al Hakim. Leur seul objet de préoccupation se loge au fond de cette impasse. Juste à côté de l’immense œil azur en forme d’amande, peint sur le mur au fond du cul-de-sac. Avec son iris bleu, vacillant comme une flamme incandescente, et le creux de sa large orbite, cet œil paraît consumer tout ce qu’il regarde. Des caractères coufiques bien déliés l’encerclent comme une guirlande. Ils disent : « Al Hakim t’adresse le bon œil ».
L’œil ! Al Hakim l’a fait peindre partout. Dans les bazars, les hammams, les mosquées, à l’entrée et au cul des impasses… Sur un mur, sous une voûte, sur une bannière ou sur une porte. L’œil contraint les passants à marcher la tête basse, car, à la longue, celui qui le regarde trop n’offre plus qu’un regard vitreux. A force de l’éviter, Mustafa et Sofiane ne le voient plus. S’ils s’attardent dessus, saisis entre attirance et répulsion, leur esprit s’embrouille. Chaque jour, des artisans de Fustat tentent d’en reproduire la magie. Dans un verre, une aiguière, un tapis, une fresque, un tissage... En vain.
Si ce n’est l’œil, qu’est-ce qui fait battre ce soir le cœur de Mustafa et de Sofiane ? Qu’est-ce qui leur réchauffe le ventre, fait trembler leurs mains, les fait s’empourprer dès qu’ils y songent ? Devant eux, à quinze coudées au-dessus de leur têtes. Juste en face de l’immeuble en pisé de sept étages où s’entassent près de cent fils d’Adam et où ils vivent avec Abdel, leur père. Comme chaque jour depuis un an, depuis la dernière fête de la Vierge, il les a obsédés toute la journée.
*
en version papier, grand format, tirage de tête
(422 pages, format 14,8x21 cm, broché)
ou
...et en version électronique compatible Mac, PC, Kindle, Ipad, Iphone, Androïd :
la Missive sur Amazon.com
La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7