La leçon de danse
I
- Yalla Yasmina, laisse-toi aller !
Encoignée sur la banquette du moucharabieh, Nouria, quarante crues bien sonnées, agite un tambourin tout en battant la mesure avec son pied nu. La lueur de la pleine lune, perçant la dentelle de bois du ventail, projette sur son visage une ombre tréflée de fleurs et d’arabesques. Malgré les taches de psoriasis géant qui s’étirent sur sa face, la finesse de ses traits rappelle sa beauté ancienne.
Par delà Nouria, la clarté nocturne poursuit sa course. Elle s’infiltre à travers la robe en mousseline d’une ravissante almée qui danse au milieu de la pièce. De la pointe des pieds à son nombril, cette dernière tente de décrire un huit. A coup de saccades. A l’horizontale puis à la verticale. Ventre, seins et fesses se trémoussent plus qu’ils n’ondulent. Yasmina ! La divine et célèbre Yasmina.
- Ton ventre ! répète Nouria, en lâchant le tambourin
Yasmina s’interrompt en soupirant.
Nouria lâche le tambourin et s’approche avec un bruissement d’étoffe.
- Tu danses avec ta tête. On dirait une hippopotame qui met bas.
Elle lui pointe son index sur le nombril.
- Le sens-tu ? La porte de l’infini, fait-elle la voix douce.
Yasmina lui tire la langue.
- « Que le nombril fuit la tunique quand seuls les tétons et la croupe y consentent », dit-elle, la voix niaiseuse, répétant ce que Nouria lui a enseigné la semaine dernière.
Nouria part récupérer le tambourin.
- Ne suis-je pas comme Lui ? dit Yasmina, en dessinant dans l’air un huit du bout des doigts, symbole de l’infini par lequel les habitants de Fustat désignent en silence Al Hakim. Vice et vertu à la fois ? Je me souhaite pure, mais ça brûle là-dedans, fait-elle en montrant son ventre.
Nouria se retourne un doigt posé sur la bouche, pour qu’elle se taise.
- Ne porte pas le monde sur tes épaules… Danse. Oublie-toi,… Entre dans l’infini. Retrouve ton unité perdue. Embrasse ton âme sœur.
Yasmina desserre sa ceinture et libère sa taille, tout en reprenant ses ondulations. Sa robe s’élargit, suspendue à ses seins déjà arrondis comme des mangues, effleurant à peine son ventre et la courbe de ses fesses.
Elle est prise de frénésie. Oui. Pour oublier les cris de Koufra le parfumeur ébouillanté. Elle a tout entendu.
« Moi, vivante, alors qu’il est mort. Quelle horreur !... Quelle jouissance ! » n’a-t-elle pu s’empêcher de songer, avant de sombrer dans la perplexité.
« Mon Dieu, comment puis-je compatir à la douleur des autres tout en la savourant ? Pourquoi ai-je envie de goûter à toutes les voluptés tout en me préservant pour un seul ? Pourquoi tant de douceur et de cruauté dans mon cœur ? L’ange et le diable m’habiteraient-ils, ensemble ? »
Autant de questions qui la tourmentent depuis plusieurs lunes. Elle s’en ouvre souvent à Nouria.
- Deux faces d’une même pièce, lui répond à chaque fois cette dernière avec tendresse.
Le soulagement à peine passé, Yasmina rumine à nouveau son trouble. Ce feu qui brûle ses entrailles. Ce brasier qui régente tout et rend ce qui était simple si compliqué. Tant de choses défendues, comme regarder un garçon, se dévoiler au hammam, parler sans retenue, lui semblent si nécessaires et honteuses à la fois. La notion du bien et du mal commencerait-elle à s’étioler chez elle ? Yasmina se sent pousser des ailes. Elle brûle de quitter cette maison, sa cage dorée, et partir aux quatre coins du monde comme dans les contes. Mais aussitôt se voit-elle à l’autre bout de la terre, que l’angoisse revient. Seule ? Pourquoi ? N’a-t-elle pas Fustat à ses pieds ? Qui la protégerait là-bas, nulle part ?
L’éveil des sens a tout chamboulé en elle. Elle brûle du désir d’aimer et d’être aimée. De corps, de cœur et d’esprit.
Lorsque Nouria l’effleure en bas du dos avec la pointe du cornet de henné, elle frissonne. Elle aimerait tant sentir les doigts d’un homme. Lequel ? Sofiane ? Mustafa ? Sûrement pas ce porc de Ben Ramiz, l’ancien mari de feue « sa mère », la belle Katayoun. Encore cette semaine, il a eu le culot de réclamer à Omar de réciter la Fathia avec lui.
Depuis que ses entrailles l’émoustillent, qu’elle sent le désir des garçons lui chatouiller le ventre, Yasmina est prise de vertige. Le monde lui parait si vaste, si plein de possibilités et d’aventures. Elle souhaite capter tous les regards, tous les avoir, tous les posséder, sans n’en désirer vraiment un seul. Pas un homme sur lequel elle ne parvienne à fixer toute son attention. A cause de Lui ? Al… Elle n’ose prononcer son nom jusqu’au bout. Elle ne veut plus y songer. Al… Non. Il faut l’oublier.
Pourquoi pas Sofiane ou Mustafa ? La nuit de l’émeute. Ils ont accouru, empêchant aux instants les plus critiques le cordon de futtuwas, autour d’Omar et d’elle, de céder sous les coups de boutoir des mercenaires nubiens. Plus acharnés que les autres, ils distribuaient avec leur lett des coups à la volée, au mépris du danger. Mustafa et Sofiane ! Qu’ils étaient beaux, avec leur visage emplis de rage, leur front dégoulinant de sueur, leurs belles dents blanches prêtes à mordre. Et leurs muscles fins et noueux, animant leur corps, svelte et souple. Ce bal d’anatomies déchaînées, la distrayait de sa frayeur.
Et puis il est apparu. Le spectre sur son âne. Surgissant de nulle part au milieu du chaos. L’aube pointait. Jamais elle n’oubliera cet instant. La bataille s’est figée comme par sortilège. Hormis le crépitement des flammes et quelques râles, plus un bruit. Il l’a regardée, elle. Oui, elle. Avec son regard si intense. Yasmina, prise entre terreur et attirance, a baissé la tête, s’empourprant.
Il la fixait comme si il n’y avait qu’eux deux sur la place, plongeant l’assistance dans l’embarras, Omar le premier. Tout en craignant de se retrouver happée par son immanence, Yasmina a fini par relever le front, certaine de périr.
Le regard d’Al Hakim s’était adouci. Comme emprunt d’innocence. Comme si elle lui était familière. Comme s’il la reconnaissait. Comme s’il l’attendait depuis toujours. Yasmina se sentait nue. Ses repères s’envolaient. Mustafa et Sofiane, à cet instant, n’existaient plus.
« Sit Al Mulk,… Sit Al Mulk », semblait murmurer la foule qui ne la quittait plus des yeux. Ressemble-t-elle tant à la princesse qu’on ne voit jamais ?
*
Depuis cet épisode, Yasmina, prise entre panique et ravissement, sombre dans un grand vertige.
« L’incendie qui a déclenché l’émeute ? Allumé par toi Al Hakim ? Pour nous faire sortir dans la rue ? Pour savoir si j’étais là ? La Yasmina, qu’on dit si belle et si charmante ? La Yasmina qui se vante d’avoir tous les hommes à ses pieds ? Tout ça pour me voir et me foudroyer du regard ? »
Depuis, Yasmina a l’impression qu’Al Hakim rôde la nuit dans le quartier. Pour elle. Parfois, à travers les interstices du moucharabieh, elle croit le deviner au bout de l’impasse des Trois Vierges, près de la guérite de Maya la recluse. Enfourché sur son âne, il parait regarder dans sa direction, mais ne rentre jamais dans le cul-de-sac. Pourquoi ? Qu’attend-il ? Quand surgira-t-il dans cette maison pour la prendre ?
Un firman et elle est à lui. A l’aube, chaque roulement de tambour la fait frissonner. Le firman de parfumeurs, ce matin. Quel soulagement ! Un jour de plus sans qu’il ne la réclame. Quelle tristesse ! Un jour de plus sans être reine. Bizarre. Depuis l’abrogation du Firman des Vierges, elle a l’impression que firman après firman, toujours plus cruel et inattendu, Al Hakim essaie de la subjuguer pour qu’elle s’éclipse de cette maison et vienne à lui. Comme un appel. Comme si Al Hakim lui jetait un sort. Jour après jour, Yasmina sent sa volonté s’émousser. Jusqu’à quand Lui résistera-t-elle ?
Elle a mis plusieurs lunes à en parler à Nouria.
- Oublie-le. Il ne s’est rien passé ! Rien, lui a fait cette dernière.
*
[1] Réciter la Fatiha : pour demander la main d’une jeune femme, le père du prétendant, propose au père de la fille, si ce dernier accepte, de réciter avec lui la Fatiha, la première sourate du Coran, dite l’Ouvrante. La Fatiha se récite aussi à l’occasion d’un engagement important.
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
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