La Missive
II
- Qu’est-ce ? fait Sofiane.
- Une missive.
- J’ai vu. Dedans ?
Mustafa, hausse les épaules. Sofiane tente à son tour de repérer sur le pli les lettres correspondant à celles de son nom. Malgré un examen minutieux, il n’en trouve aucune. Dépité, il dirige le regard vers la niche.
- Trop chère, dit Mustafa.
- Tu as mieux ?
Mustafa se résigne.
- Inch Allah.
Sofiane siffle. De l’orifice surgit bientôt un crochet qui se plante dans la fange. Peu à peu, un ballot semble surgir, comme une chenille sortant de son cocon. Une fois dehors, le paquet, mélange de haillons et de chair visqueuse, commence à gigoter. Par un mystérieux sortilège, il se met à faire des galipettes irrégulières, un peu à la façon d’un singe. Parfois, la chose s’interrompt pour changer de cap à l’aide du crochet. Essoufflée, elle finit par arriver aux pieds des jumeaux.
- Salamalekum Vos Grandeurs. Que peut votre serviteur ? fait-elle en roulant d’un œil unique, pupille noire perdue dans un globe jaunâtre, au milieu d’une grosse face, sans nez, ni lèvres, à la peau craquelée, aux teintes virant selon les endroits du clair au pourpre. Vue du firmament, le désert pris sous le khamsin doit ressembler à cette bouillie.
*
La « Chose » ! Voici l’être le plus abject de Fustat. Pas un paralytique scrofuleux pour égaler sa laideur. La Chose n’est qu’un tronc auquel pendouille la moitié d’un bras, prolongé par un crochet pour attraper ce que la destinée lui abandonne dans la fange. Un tronc avec deux morceaux de cuisses que Gala le chien tente de croquer dès qu’elle sort de sa niche.
La Chose, pauvre chose. Elle parle d’elle-même à la troisième personne ; non qu’elle se prenne pour une altesse ; elle le fait pour oublier qu’elle a été autre chose. Elle ressemblait à un homme, avant d’être, jour après jour, membre après membre, raccourcie à coups de cimeterre par Al Hakim, avant qu’il ne l’abandonne au fond de cette impasse à la dernière crue. Son nez, ses lèvres, ses oreilles, son œil droit, ses membres... Pshit ! De jadis, la Chose ne conserve d’intact que son œil et son membre viril auquel, en secret, bien des femmes de l’impasse aimeraient goûter tant, magie des contraires, la laideur attire la beauté. La fleur de henné ne se gorge-t-elle pas de purin ?
*
Les anecdotiers récitent que pour connaître la face obscure de Fustat, il suffit de suivre Gala le chien. Ils oublient la Chose. De sa niche, elle dispose d’un poste d’observation plus fertile d’enseignements qu’un nid d’aigle. Hormis la trappe à ordure qui, juste à côté, lui révèle par le menu ce qui se passe chez Omar, ou le moucharabieh par lequel Yasmina, lui confie ses secrets, la Chose connaît tout ce que les habitants de cette impasse refusent de montrer ou de voir, se privant du vrai savoir.
Cette niche, quelle place de rêve ! La vérité ne loge-t-elle pas à l’envers des choses et des hommes, de leurs parties basses ? Des passants, la Chose connaît par cœur leurs pieds et leurs vents. Dès qu’elle peut, elle se rince l’œil sous les galebayas des femmes. Plus elles sont belles, plus elles aiment s’approcher de la niche pour se donner des frissons. Si la Chose se délecte de leurs cons et de leurs toisons, avec leur huis plus ou moins étroit, aux quartiers plus ou moins rouges, à la forme plus ou moins accomplie, parfois gras, bombé, plus imposant que le turban d’un cadi, elle inspecte aussi le membre des hommes. Comme les choses sont différentes de ce qu’elles paraissent ! A celui-ci, fort comme un lion, qui marche en se déhanchant comme s’il était le Créateur de cette impasse, un membre de fourmi ; à celui-là, freluquet comme une sauterelle, un membre de bourricot.
Si, de sa niche, la Chose ne peut tout voir ni entendre, il lui suffit de sortir, de faire quelques galipettes et de s’arrêter au milieu de l’impasse et de se laisser confondre avec un bât de dromadaire. A moins qu’elle ne s’échappe de son corps. S’échapper ? Oui. La Chose sait quitter sa carcasse. Au sommet de son martyre, lorsque Al Hakim l’a raccourcie à coup de cimeterre, la Chose, pour échapper à la souffrance, est sans le vouloir sortie de son corps. Comme par enchantement, elle s’est retrouvée reliée à celui-là par une fine corde d’argent qui s’étirait du bas de son dos. Sortir de son corps ! Embrasser son corps astral ! La Chose croyait que cela n’arrivait que dans les contes. Il a fallu du temps à la Chose pour mesurer sa chance.
Avec cette corde d’argent, la Chose peut s’éloigner à l’infini et s’élever jusqu’aux étoiles pour humer l’âme universelle. Elle peut embrasser le passé comme le futur, une seule et même chose, enveloppée de lumière éternelle. Oui, hors de son corps, la Chose voyage autant dans l’espace que dans le temps. Elle peut remonter à l’origine de la création. Tout connaître du passé. Il lui suffit de s’abandonner, d’oublier qu’elle est matière pour revenir à qui elle était vraiment, avant de devenir un être de chair et de sang dans le ventre de sa mère. En échange de son supplice, la Chose a reçu ce baiser de Dieu. Peut-elle se plaindre ? Par la simple force de sa volonté, la Chose peut se délester de son débris de corps quand elle le souhaite. A ses heures, la Chose voyage partout et se fond dans les êtres et les choses. Elle croise les djinns et les afrites, les bons et les mauvais esprits du désert. N’est-elle pas des leurs ?
Il suffit à la Chose de clore son œil, ralentir sa respiration, concentrer son énergie vers le bas de son dos et laisser sa corde d’argent se dérouler puis s’allonger, s’allonger, s’allonger... Comme les aspics qui tiennent lieu de chevelure à la Méduse. Ca fonctionne aussi bien qu’un tapis magique.
Dès qu’elle le souhaite, la Chose s’élève au-dessus de sa niche, du moucharabieh, de l’impasse des Trois Vierges ; au-dessus de la guérite de Maya la recluse, au-dessus du riad d’Omar avec ses cours luxuriantes, ses terrasses percées de manches à air, couvertes de pigeonniers ou de plantations ; au-dessus de la Place de la Perle et de ses trois Impasses en patte d’oie.
Plus la Chose s’éloigne de sa carcasse, plus la corde d’argent s’affine, devenant presque invisible. Rien ne peut la briser, sauf la main divine. Si cela arrivait, la Chose embrasserait l’éternité, sans rien sentir.
*
Chaque soir, la Chose visite le monde en toute liberté, à l’allure qu’elle souhaite. Elle peut autant planer au-dessus de Fustat que remonter le cours du Nil jusqu'à sa source au-delà du royaume de Méroé. Elle peut s’arrêter de village en village, de maison en maison. Quand elle s’approche de quelqu’un, elle devine, elle « entend » ses pensées. La Chose voit maintenant clair en tout, surtout dans le cœur des hommes qui ignorent souvent qu’ils ne sont qu’une seule et même entité reliée par une infinité de facettes. Hélas, contrairement à Al Hakim, la Chose ne peut interférer sur rien.
Parfois, elle est tentée d’arrêter le battement de son cœur et d’embrasser l’éternité. Elle se “ souvient ” alors que son voyage sur terre et à Fustat n’est pas fini.
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7