Al Hakim
II
Augustin a écouté en silence. Il se frotte les yeux, comme si avec le récit de Théo il sortait d’un long rêve.
- Que les gens de Fustat tuent Al Hakim ! Athanase, notre aïeul, a bien décapité la Méduse.
- Malheureux ! fait Théo en regardant derrière lui comme si Al Hakim pouvait l’entendre. Tous ceux qui ont essayé ont échoué. Les corporations outragées par ses firmans ; les Francs qui lui reprochent la destruction du Saint Sépulcre de Jérusalem ; les nostalgiques d’Abu Rawka, le bédouin qui voulait se faire Mahdi à sa place ; les Qarmat d’Arabie, les Roums de Byzance ou les Abbassides de Bagdad jaloux de sa puissance… Al Hakim se méfie de tout. Il a renoncé aux fastes et aux cortèges de ses aïeux. Il est plus puissant et plus insaisissable qu’un génie échappé de sa lampe. Ecoute mon ami :
« Il va et vient incognito dans Fustat, jour et nuit, à pied ou sur son âne, couvert d’une longue galabeya de laine noire. Si nécessaire, il s’engouffre dans ses souterrains aussi denses que les ruelles et les impasses de Fustat. Une ville dans la ville. Il les a fait creuser depuis un lustre pour relier les nécropoles anciennes entre elles. Chaque jour, les coups sourds font trembler les habitants. Chaque tranche de travaux achevée, ingénieurs, charpentiers et terrassiers sont ensevelis. Sinon aveuglés, les mains et les cordes vocales sectionnées pour en taire le plan. Al Hakim, aurait même fait clouer aux parois des galeries les corps momifiés des plus récalcitrants dans des mises en scènes aberrantes. »
« Grâce à ce labyrinthe, il surgit à l’improviste, là où personne ne l’attend. Puis il disparaît. Il n’a pas d’heure. Le visage dissimulé par sa capuche évasée, il aime se promener au bazar. Il parle aux gens du temps, de la crue du Nil, des prix, des dogmes, de leurs enfants... Sur le moment, personne ne le reconnaît. Au meunier, il demande à goûter sa farine, au tisserand de lui présenter l’état de ses commandes, au parfumeur, de lui faire sentir quelques muscs. Il s’intéresse à tout. Parfois accompagné d’un bourreau, il constate la bonne application de ses firmans. Un contrevenant ? Il laisse retomber sa capuche, il l’irradie avec son regard de feu puis il prononces la fatwa, son jugement : la fendaison, qui consiste à trancher le buste par le milieu, ou un supplice plus original. A défaut de bourreau, où qu’Al Hakim se rende, ses zélateurs rôdent, prêts à exécuter ses firmans. Le froid, le chaud, Al Hakim, cultive l’incertitude permanente. Il n’est pas là ? Il y est quand même.
« Oui, je te le dis, un véritable génie échappé de ta lampe. Al Hakim s’infiltre partout, mieux que le vent ou l’eau. Plus un marchand, porteur d’eau ou soldat n’ose murmurer son nom de peur qu’il ne l’écoute.
« Un jour sur deux, à pied ou sur son âne, il surgit dans la maison de la Sagesse par une rampe souterraine. Ami des arts et des lettres, il a réuni là plus d’un million de volumes à faire pâlir d’envie la maison de la Science de Bagdad.
« Il s’installe sur un trône. Tout autour, des rayonnages se déroulent en spirale comme la chevelure d’une comète dont il est le noyau. Il lit, annote et commente à voix haute les livres qu’on lui présente : hadîts du Prophète ou d’Ali ; quatrains ou contes ; traités de médecine ou d’algèbre ; canons ou éphémérides ; livres de cuisine ou herbiers ; récits de voyages ou biographies ; pièces de théâtre ou dialogues antiques... Un passage lui déplaît ? Il raye le texte et le réécrit à moins qu’il n’arrache la page avant de disparaître. »
*
III
Théo reprend son souffle avant de conclure :
- Tu en sais autant que moi, fait-il en levant le bras d’un geste théâtral. Son linge glisse alors de sa main et dévoile deux légères entailles sous son pouce.
Que penser de ce récit, songe Augustin ? Une fable comme dit son père ? Il a l’esprit si troublé.
La felouque avance doucement. Les voici à mi-chemin de Konios. Augustin reconnaît le village qu’il a croisé en fin de matinée.
Hésitant entre doute et fascination, il fait :
- Père dit que le haschisch te monte à la tête.
Théo lève la main.
- Qu’en sait-il ? Il n’est jamais allé à Fustat. Si tu t’y promenais, tu me croirais.
Que penser ? Qui oserait inventer une histoire pareille ? Si Théo disait vrai.
*
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