La recherche
I
- Où est-elle ?
Oussama, le père de Malika, accompagné par ses deux frères, contient mal sa voix. La lueur du brasero lui donne un teint cireux. Prostré dans un coin de la hutte familial, à côté de Paul, Augustin pleure en silence entre ses mains.
« Malika, ma Lune,… qu’ai-je fait ? Je t’ai abandonnée.»
Les coups de verges que vient de lui administrer son père pour avoir traîné avec Paul dans le marais lui ont semblé une caresse à côté de la curée à laquelle il a échappé avec les aigles. Il se sent si coupable. Il a abandonné sa Malika et n’en a été puni qu’à moitié. La tempête est retombée depuis une heure. Pas de nouvelle de Malika.
- Où ? répète Oussama.
Oussama a le nez épaté, une pilosité de sanglier, les oreilles décollées, les cheveux secs alors que Malika est plus gracieuse que les personnages peints sur les murs des nécropoles d’alentour. Comme s’ils sortaient de moules différents.
- Où est-elle ? réitère Jean, le père de Paul et d’Augustin.
- Chez elle, fait Paul d’une voix blanche.
- L’ombre, finit par dire Augustin, le yeux brillants de larmes.
- Quoi, l’ombre ?
- Sur la digue.
Jean se plante devant Augustin, le poing serré. Les mains sur la tête pour se protéger, Augustin raconte, à moitié en sanglot, ce qu’il a vu et entendu. La silhouette, les appels de Malika, les bruits d’onde… Augustin pointe sa main tremblante vers Oussama.
- Ce n’était pas moi. J’étais au village, fait ce dernier.
Jean empoigne Augustin.
- La vérité !
- Vrai !
Une voix lasse et grave vient de résonner dans le dos de Jean.
Le visage ensablé et les cheveux en bataille, un homme entre deux âges, se tient au seuil de la hutte. Des cernes alourdissent son regard vague et rougi, vidé par la fatigue et les fumigations de haschich. Théo le batelier. Il rentre de Fustat, la capitale d’Egypte, à trois jours de felouque de Konios. Chaque printemps, il part y livrer des tiraz, les tissages du village destinés aux émirs et aux grands bourgeois. Comme Augustin et les aigles, il s’est fait surprendre par la tempête à son retour. Un linge empourpré lui enserre la main. S’est-il blessé ?
- J’ai entendu…, fait-il le souffle court, dévoilant sa dentition espacée. Une voix d’enfant… Le bruit. Les flots. Les cris. Une barque…
Il souffle en l’air.
- Pschitt. Envolée.
- Où ? fait Jean en pivotant.
La main gourde, Théo désigne l’aval du fleuve en direction de Fustat.
- Qu’en sais-tu ?
- Les marchands d’huile.
Jean hausse les épaules. Les marchands d’huile ! L’éternelle antienne de Théo. Cuvera-t-il jamais son haschich ? Depuis trois lunes, il prétend qu’ils ramassent les petites filles égarées pour les amener à Al Hakim. Oui, Al Hakim, le calife d’Egypte… Al Hakim rêve d’un mariage cosmique avec l’une d’elle, son élue... qu’il n’a toujours pas trouvée. Al Hakim ! Théo n’a que ce nom à la bouche, comme si Al Hakim était le Créateur du monde. Théo ne jure que par lui. D’après Théo, Al Hakim gouverne au gré de ses rêves. Au point qu’à Fustat, chaque jour, ses nouveaux songes, effacent ceux de la veille. Un matin, parce qu’Al Hakim l’a rêvé, il faut retirer les auvents ou bâillonner les femmes pour reposer les hommes ; un autre jeter le miel dans le Nil ; prohiber le port de bijoux ou la teinte des cheveux au henné ; ne pas pleurer aux funérailles comme le Prophète l’a enseigné ; saccager les échoppes où la mesure de farine excède cinq piastres et jeter les boulangers dans leur four ; gratter sur les murs des mosquées les noms des quatre premiers califes, compagnons du Prophète… Quoi encore ? Aucun de ces firmans n’a jamais atteint Konios.
« Nous sommes trop loin, répond Théo. Un firman chassant l’autre, leurs effets s’étiolent le long du fleuve comme la lueur d’une étoile avant qu’elle ne touche la Terre. »
« Des racontars », s’insurge Jean qui, à l’unisson des autres parents, accuse Théo d’affabuler. Le batelier ose prétendre que le sang de la Méduse coule dans les veines d’Al Hakim. Blasphème. La Méduse appartient au marais. Tout le monde le sait. La mort de Madeleine, sa femme, a fait perdre la boule à Théo. Depuis, il prend toujours le parti des enfants qui raffolent de ses récits abracadabrants. Dès qu’il revient de Fustat, il ne peut s’empêcher de rapporter une nouvelle toquade d’Al Hakim. La dernière ? Le calife aurait exigé qu’on lui présente les plus belles vierges d’Egypte pour se consoler de la trahison de Sit Al Mulk, sa demi-sœur. Sit Al Mulk, sa Lune, la perle de ses yeux, la reine de ses nuits…
Al Hakim brûle d’amour pour elle depuis l’enfance. Il souhaitait une union incestueuse avec elle pour fonder une dynastie éternelle. Pour se soustraire à ses assiduités, Sit Al Mulk se serait offerte à des musiciens de passage, finissant par enfanter voici neuf crues d’une fille. Elle l’aurait aussitôt abandonnée à un couple de fellahs, des paysans du Nil, pour la préserver des foudres de son demi-frère. Des mauvaises langues prétendent que cette fille serait d’Al Hakim, fruit d’un viol.
- N’écoutez pas Théo, dit Jean à ses fils. Il vous ensorcelle, comme la Méduse. Le haschisch lui monte à la cervelle.
- Les marchands d’huile, répète Théo.
Dans la hutte, seul Oussama, le père de Malika, semble le croire.
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7
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