29 - La Missive : La guérite, La seconde Missive

La guérite

- Sacrilège ! Comment oses-tu ? fait Sofiane à la Chose. Es-tu fatiguée de vivre ?

Elle esquisse un rictus.

- La Chose, qu’a-t-elle à perdre, noble cheik ? dit-elle. Après son martyre, le trépas sera pour elle une caresse. Les flammes de l’Enfer l’ont déjà purifiée pour l’éternité de ses péchés d’hier et de demain.

« Vrai. Tu es plus intouchable que le soleil, se dit Sofiane. Comme les fous. »

Pris entre terreur et fascination, il se pose le doigt sur la bouche, espérant faire taire la Chose.

« Si Al Hakim ou un de ses zélateurs nous entendait ?»

Il se dirige doucement vers la sortie de l’impasse pour s’assurer que personne ne les espionne.

Il croise la mosquée, à la fois église et synagogue, l’échoppe du marchand de vin qui ne vend plus que de l’eau claire, celle du cordonnier qui ne vend que des chaussures pour hommes, les femmes n’ayant plus droit de sortir…

Au bout, il passe au large de la guérite, afin d’éviter Maya la recluse, et débouche sur la place de la Perle.

Il s’arrête. Au centre, une ombre ramassée et bedonnante. Le chaudron de Koufra. Il l’avait oublié. Galla a eu raison de sa main. Personne à l’entour. L’impasse du Lion, interdite aux faméliques, dort encore.

Sofiane pénètre dans l’impasse de La Chamelle Pleine. Là, il déambule au milieu des bâtisses aux toits effondrés, aux portes et aux moucharabiehs éventrés. Comme si l’incendie datait de la veille. Dérangé, un chat se met à miauler dans la maison de Léonidas le tisserand. Les restes de sa carcasse et de celles des siens dédaignés par les flammes ont été enterrés depuis longtemps. Sofiane inspecte les décombres. Quelques cigognes, installées dans leurs grands nids calés entre les poutres charbonnées, battent des ailes et claquettent du bec. Aucun autre spectre. Pourtant il sent une présence. Comme si on l’épiait.

De retour, Sofiane, en proie à ses interrogations sur la missive, longe la guérite à l’entrée de l’Impasse des Trois Vierges. Il sursaute. Prompte comme l’éclair, une sorte de pince vient de lui saisir le poignet. On dirait un pied de vigne, en fait un bras nu, parcheminé et émacié, criblé de tâches, prolongé d’une main noueuse, aux longs doigts osseux. Le membre a surgi d’une petite lucarne, comme si la guérite était enchantée.

Sofiane tente de se dégager.

- La paix ! fait-il.

- Tes lignes de vie, montre… lui fait Maya, avec sa voix ouatée. Par le Clément. Rien, je ne vois rien.

- Il fait à peine jour.

- Même la nuit, je les sens au toucher.

- Tu as vu quelqu'un entrer dans l’impasse ?

- Quand ?

- Cette nuit.

- Si je l’ai vu ? Oui.

- Qui ?

- Le roi des djinns, le gardien de nos rêves. C’était Lui, sur son âne. Avec son regard de braise. Que la destinée soit », dit Maya, avant de psalmodier un nouveau dhikr : « Ô Très Haut, Omniscient, Vengeur, Sage, Bien informé, Omniprésent... ».

Sofiane retire sa main.

La seconde missive

« Tu es folle Maya !» se dit pour la énième fois Sofiane en revenant vers Mustafa et la Chose. Qu’est-ce qui te prend ? D’habitude, tu lis mieux l’avenir. »

Il soupire.

« Rien sur ma main, c’est la meilleure ! »

Par acquis de conscience, il regarde sa paume.

« Ma ligne de vie ! ».

Si pâle, presque effacée.

« Ca va revenir. Mes mains dorment encore. Elles n’ont pas encore travaillé. »

Encore tout à son inquiétude, Sofiane distingue soudain une ombre sur le sol, devant lui.

« Tiens, tiens…».

Il s’en approche et se baisse. Le jour s’affirme.

« Serait-ce... Par le Prophète ! »

Un pli avec un sceau. Une missive. Une autre, comme celle de Mustafa.

« Que fait-elle là ? Mustafa et la Chose me font-ils une blague ?»

Il redresse la tête. Mustafa son pli toujours à la main l’observe, interloqué.

Sofiane attrape la missive et l’hume. Identique à la première, sauf son parfum.

« Y en a-t-il d’autres ? »

Il regarde autour de lui. Rien.

Toujours pas un chat dehors. Sofiane rejoint Mustafa et la Chose, missive brandie.

Mustafa se pince la lèvre. Il donne un coup de pied dans la Chose.

- Qu’est-ce ?

- Tu ne vois pas, fait la Chose, réjouie.

Sofiane lui colle la missive sous l’œil.

- Pour qui ?

- Même papier,… même sceau,… même auteur,… même destinataire… Al Hakim à Omar. Sur la tête de feue ma mère.

Sofiane toise Mustafa, jubilant.

« Comme toi mon frère, je vais entrer chez Omar et voir Yasmina...».

- Tiens parfum différent, poursuit la Chose. Bois de santal. Hum, le Centième Nom attendra.

- Qu’en sais-tu ?

- Deux missives pour un seul nom ?

- Si l’une s’était perdue.

Du bout du crochet, la chose redresse son turban filandreux.

- Soit. Mais crois-tu qu’Al Hakim, Commandeur des shiites, donne la primeur du « Centième Nom » à un sunnite notoire comme Omar ? Impensable. Voici un firman, en deux temps.

S’ils ont du mal à suivre ce savant raisonnement, Mustafa et Sofiane le soupçonnent imparable. Se tournant vers Mustafa, la Chose dit :

- Omar doit prendre connaissance de la première missive...

Pivotant vers Sofiane, elle ajoute :

- ... puis de la seconde.

Mustafa et Sofiane se considèrent dubitatifs.

- Qu’importe l’ordre mes nobles cheikhs ? Vous n’êtes que messagers dans cette affaire.

Mustafa toise la Chose, l’œil brillant de haine. Il lui jette un nouveau coup de pied. Cette fois, la Chose, plus prompte, s’écarte pour l’éviter. Mustafa lui lance un crachat qui s’aplatit sur son œil.

« Misérable créature, se dit-il. Feindrais-tu d’ignorer ce que représentent ces missives pour nous, les jumeaux inséparables ?... Le premier qui entre chez Omar, prend l’avantage... Mais avec Al Hakim, jamais rien sans son contraire… Imagine que la première missive porte une mauvaise nouvelle et la seconde une bonne, le premier perd tout… La destinée aura désigné à Yasmina lequel de nous deux porte le bon ou le mauvais œil sur sa maison... Finie la fratrie. Tu le sais très bien, diablotin. »

Laissant les jumeaux à leur tourment, la Chose retourne à sa niche, l’œil encore troublé par le glaviot. Entre deux galipettes, elle lance à la cantonade :

- Pas de miel pour qui ne risque pas la piqûre des abeilles.

Retrouvez l'intégrale de La Missive
en version papier, grand format, tirage de tête
(422 pages, format 14,8x21 cm, broché)