L’enfer enchaîné au paradis
- Pour Omar ? La blague ! C’est du Yasmina tout craché, dit Sofiane déconcerté.
- À bon, fait la Chose en considérant le sceau avec gourmandise.
Sofiane le pointe du doigt.
- A qui est-il ?
La Chose se met à nouveau à rouler de son œil jaunâtre. Comme si elle s’apprêtait à délivrer un oracle, pourvu qu’on l’y encourage avec une gratification. Mustafa lui envoie son pied dans les côtes.
- Parle !
Malgré la douleur, la Chose, enjouée, dit :
- Lui.
- Qui ?
- Lui, fait la Chose en désignant Al Qahira[1], la ville haute, qui domine Fustat.
Comme si une lame de couteau leur perçait les entrailles, Mustafa et Sofiane entrouvrent la bouche sans qu’un bruit n’en sorte.
La Chose se met à décrire avec son crochet un huit à plat, symbole d’infini et de plénitude.
*
- Al Hakim, le Sage. Paix soit sur lui.
Mustafa et Sofiane n’en croient pas leurs oreilles. Al Hakim… Pour de vrai ?
Sans voix, ils embrassent l’impasse du regard.
« Al Hakim, le Sage..., se dit Mustafa. Moi, le portefaix, je tiens une de tes missives ! Impossible. La Chose se moque de nous. »
- Lui ? répète Mustafa, incrédule.
- Jure le ! fait Sofiane à la Chose
- Sur le Très Haut.
Mustafa soupire.
- Il a dû la perdre. Rendons-lui, fait Sofiane en désignant la missive.
- Pourquoi Al Hakim écrirait-il « A remettre en main propre à son destinataire par celui qui la trouve » ? fait la Chose en soulignant de la pointe de son crochet la dernière ligne figurant dessus.
Mustafa se raidit, tout en esquissant de la main un geste de repli.
- Rapporte-la lui, fait la Chose.
- Autant caresser le museau du lion.
- Te voici messager !
« Moi, messager ? La corporation la plus prestigieuse du quartier après celle d’écrivain public. Al Hakim..., Omar... Le Commandeur des croyants et le roi des marchands ! Qui de plus important sur cette Terre après Dieu et le Prophète ? Moi, le temps d’une course, partie prenante de votre destinée ? Dire qu’il y a un quart de sablier, je dormais encore. Moi, le portefaix, maillon entre vos deux mondes, comme le pont de Raydan qui relie les deux rives du Nil ? »
Mustafa tripote le sceau avec son pouce.
« Et si je gardais la missive pour moi ? se dit-il comme pour se donner un frisson supplémentaire. Omar et Al Hakim, une part même infime de vos destinées changerait-elle ? »
*
- Le tambour..., dit la Chose.
- Quoi le tambour ! fait Mustafa, tiré de sa rêverie.
- Il ne roule pas.
Le cœur de Mustafa et de Sofiane, à peine apaisé, se remet à palpiter.
« Vrai ! songe Mustafa. Bachir, le muezzin a appelé à la prière. L’écho de sa voix s’est évanoui depuis longtemps ».
- Yassin le tambour doit être malade.
- Mounir, son desservant, l’aurait remplacé. Comme toujours.
Mustafa et Sofiane blêmissent.
« Impossible. Le tambour a toujours roulé. Chaque matin depuis vingt quatre ans. Pourquoi le tambour ne roulerait-il pas ce matin ? Pas de firman ? Ca ne s’est jamais vu. Al Hakim à court de songes ? Non. Il rêve chaque nuit. Depuis toujours. Toujours, sauf durant deux lunes, il y a si longtemps. Par le Clément, Fustat va-t-elle revivre cela, comme à la mort d’Aziz ? Fustat plongée dans l’atonie. Plus jamais ça. Al Hakim sans rêves, c’est l’Egypte sans Dieu. Pas de tambour ce matin ! Dieu aurait-il boudé Al Hakim cette nuit pour répandre sa Miséricorde ou sa Vengeance ailleurs ? Peut-on l’imaginer sans blasphémer ? Non, Al Hakim a rêvé. Le tambour finira par rouler, comme chaque jour depuis vingt quatre crues. A moins que... ».
Mustafa considère à nouveau la missive.
- Le firman du jour ?
Aussitôt, il pose sa main sur la bouche comme s’il avait dû se taire. Il jette de furtifs regards vers les ouvertures des bâtisses, vers les terrasses, vers la guérite de Maya.
- Pourquoi pas ? dit la Chose. À charge pour Omar, son destinataire, d’annoncer le firman à la place du tambour.
Faisant mine de réfléchir, elle ajoute :
- Mieux peut-être. Oui, beaucoup mieux.
Mustafa pâlit. Il a lu dans les pensées de la Chose.
- Le firman idéal...
La Chose garde le silence.
Elle agite un chapelet. Sofiane tressaute. Il le reconnaît. C’est le sien. Plus rapide qu’un lézard, la Chose lui a subtilisé dans sa manche sans qu’il ne s’en rende compte.
Sofiane tente de l’attraper, la Chose l’éloigne en le faisant tournoyer autour de son crochet avant de le lancer par terre. De la pointe du crochet, elle montre la corne qui relie les quatre-vingt-dix-neuf grains.
« Le Centième Nom ! Le Nom qui résume tous les autres. Le nom que seul Dieu l’incréé peut révéler. »
*
[1] Al Qahira, Le Caire, finira par donner son nom à l’ensemble de la ville, Fustat comprise.
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7