La Missive
III
Depuis une crue, la Chose est la mémoire de l’impasse des Trois Vierges. Elle sait maintenant tant de choses que l’agha de la voirie et les cheikhs du quartier viennent la questionner pour démêler certaines énigmes. Qui a volé dans l’échoppe de Marouane ? Qui a blasphémé en pissant dans une fontaine à ablution ? Qui n’a pas observé un des firmans d’Al akimHakim Hakim ?
Omar, lui-même, se plait à consulter la Chose sur les questions d’usage, de droit ou de commerce, au point qu’il lui a offert de mieux la loger dans sa maison. Mais pour rien au monde la Chose ne quitterait sa niche.
Une place pareille ! La Chose est assurée d’y manger à sa faim. Chaque soir, la trappe s’entrouvre. Une main noire et potelée, celle de Gamal le bawad, le concierge d’Omar, pousse un tas d’immondices dans l’impasse. Balançant ses reins et ses boudins, la Chose sort de sa niche et fait une galipette de travers tout en évitant de s’entailler avec sa pointe.
Parfois, en embuscade, Gala montre ses crocs gâtés. Pour l’éloigner, la Chose décrit dans l’air un huit avec son crochet. Galla tente d’aboyer. Comme toujours, aucun son ne sort.
*
Chaque soir, à coups de pointe, la Chose fait son tri. Pelures, noyaux, carcasses, os, croûtes, coquilles d’oeufs, fleurs fanées, beurre rance, pourritures, déjections, linges souillés et chargés d’asticots...
Quand Omar emmène sa maisonnée goûter la fraîcheur d’une oasis en dehors de Fustat, la trappe se tarit. La Chose doit alors se contenter d’attraper rats, chiots ou chats (elle n’est pas assez rapide pour les corneilles ou les ibis). Sinon, il lui faut se traîner au pied de la roulotte de Nader le vendeur de basboussas, ces beignets gorgés de beurre et de sucre, pour lécher par terre les miettes quitte à avaler avec un peu de fange. A moins d’une heureuse surprise, une fois toutes les deux ou trois lunes, à la nuit, une ombre vient déposer sur le tas d’ordures un nourrisson. La Chose a-t-elle déjà goûté une de ces crevettes fripées, morte ou vive, avec un cordon lui pendouillant encore au nombril ? C’est son secret. Qui lui reprocherait ? En temps de disette, les affamés perchés sur les terrasses attrapent bien les passants avec des cordes pour les débiter et les manger sur place.
Cette niche, quelle place ! A force de petits riens, qui s’égrainent heure par heure, l’impasse des Trois Vierges semble concentrer la course de l’univers. Tout ce qui est humain s’y déroule, sous l’œil de la Chose. La Création en miniature.
Quel dommage que la Chose ne puisse conseiller à nouveau les rois ! Elle aurait tant à leur dire sur le genre humain. Ce qu’elle voit, aucun livre de la maison de la Sagesse ne le raconte : la rivalité du cheikh Omar avec Ben Ramiz, son ennemi juré, qui tente de lui arracher son Khân du canal et la main de Yasmina. Pas un jour sans que le quartier ne bruisse de leurs querelles.
La Chose pourrait aussi tenir la chronique détaillée des amours contrariées de Mustafa et de Sofiane. La Chose entend tous les cancans sur Yasmina et les inséparables jumeaux. Les pauvres, toute l’impasse se moque d’eux.
Surtout Rachida la marieuse et Anouar le faiseur d’estropiés, réduit au chômage par Al Hakim qui livre à la rue des « choses » par dizaines.
- Comme Mustafa et Sofiane se languissent pour Yasmina ! dit souvent Rachida.
- A force de les taquiner, elle fendra la roche, renchérit Anouar. Ils finiront bien par se disputer.
- Qu’espèrent-ils ? Portefaix, même pas porteur d’eau. Avoir Yasmina ? Autant graver dans l’eau. Jamais Omar n’acceptera de recevoir leur père pour réciter la Fatiha. Pour lequel d’entre eux, d’ailleurs ?
- La putain.
La Chose se délecte de cette amourette. A la différence de Sofiane et de Mustafa, sachant sa cause sans espoir, la Chose ose tout avec Yasmina. Dès qu’elle est seule dans le moucharabieh, la Chose lui chantonne des quatrains où il est question d’étoiles, de fleur de henné, de pétales de jasmin, de nobles futtuwas, à moins qu’elle n’échange avec elle des propos coquins. Quand, pour repousser les avances de la Chose, Yasmina lui sort en riant cette tirade que lui a soufflée Nouria sa chaperonne :
- Ma bonne Chose, ma meule se passe de l’axe pour tourner. Ta servante n’aime plus que les femmes. Que veux-tu, Omar, mon père, m’empêche de sortir. On mange de la coloquinte faute d’un bon repas.
La Chose lui rétorque :
- Par Dieu ! Si tu voyais la pointe du dard de la Chose, ta passion des femmes quitterait ta mémoire.
*
IV
Mustafa présente la missive à la Chose.
- D’où vient cette jolie chose ? fait cette dernière en papillonnant de son œil globuleux.
- Là, par terre.
- Quelle récompense pour votre serviteur ?
- Parle.
De la pointe de son crochet, la Chose trace un triangle sur le sol. Sofiane cille.
- Pas la pyramide. Trop loin.
- Jusqu’en haut.
- Ça prend la journée.
- Mes cheikhs, vous me devez déjà trois courses au bazar.
Les avis de la Chose sont payables en courses. Après chaque consultation, les jumeaux doivent la prendre sur leur dos et l’emmener au bazar, à la mosquée ou à la maison de la Sagesse, sous les railleries des gamins de l’impasse.
- Va lécher le cul d’Azraël.
Vrillant sur elle-même, la Chose repart vers sa niche.
- D’autres de mes confrères seront heureux de vous éclairer.
D’un échange de regards, Sofiane sollicite l’accord tacite de Mustafa.
« La pyramide ? D’accord. S’il le faut, on se relaiera jusqu’en haut. »
Sofiane siffle à l’attention de la Chose. Elle feint de ne pas entendre. Il siffle à nouveau. La Chose pirouette et revient vers eux.
- Montre, fait-elle à Mustafa en se dressant sur les moignons de ses demi-cuisses.
Ce dernier approche la missive. La Chose l’hume.
- Hum, ce sceau. Cire de paraffine, à la fleur d’aloès.
Elle l’examine ensuite avec son œil.
- Alors ?
- Jolie. Papier de Chine.
- Papier ?
- Le papyrus des princes.
- Que fait-t-elle par terre ?
- Qu’en saurais-je ?
Sofiane s’impatiente.
- Pour qui ?
- Voyons...
La Chose pointe son crochet vers le moucharabieh.
- Yasmina ?
La Chose décline du chef. Le cœur de Mustafa et Sofiane se met à battre à l’unisson.
- Omar ?
La Chose opine d’un sourire.
« Une missive pour Omar ? Le roi du quartier ? Le père de Yasmina ? Quelle aubaine ! songe aussitôt Mustafa sans oser regarder Sofiane. Lui, le portefaix, le sans-grade, va pouvoir entrer chez Omar ! Cheikh Omar dont les anecdotiers racontent la légende à la cantonade. Une missive pour Omar ! »
Mustafa n’en revient pas.
« Gloire au Très Haut, songe-t-il. Mouloud le futtuwa, tu vas devoir me laisser entrer chez Omar ton maître. A moi la belle demeure. Ses cours innombrables, ses fontaines, ses platebandes, ses immenses salles... Et Yasmina ? Te verrai-je ? Daigneras-tu te montrer ? Qui sait ? Omar, je vais enfin exister à tes yeux. Tu me donneras bien deux ou trois piastres à partager avec Sofiane ». Sa joie soudaine s’empreint aussitôt de nostalgie. Embarrassé, il considère Sofiane.
« Mon frère, mon double, voici notre fratrie à nouveau soumise à l’épreuve. Yasmina d’abord. Et maintenant cette missive. Qu’y puis-je ? Inutile cette fois de faire tourner la Chose sur elle même, jusqu’à ce que son crochet s’arrête sur toi ou moi. La destinée a tranché pour nous deux.»
*
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7