Le chantage
- Assez pour aujourd’hui ! fait Yasmina en se laissant tomber dans les coussins, comme si elle s’évanouissait. Ma Nouria, une histoire ! reprend-elle après un bref soupir.
Nouria pâlit. Chaque soir, elle doit raconter à Yasmina une histoire croustillante. Tant qu’il lui en reste une, cette dernière garde le silence sur son passé. Quel passé ! Yasmina sait tout. A cause de ce maudit Gamal, le bawad de la maison. Voici trois ans, elle a surpris ce dernier, en train de voler de la confiture de rose. Gamal, au fait de tous les commérages de l’impasse et du bazar, a proposé de tout dire à Yasmina sur Nouria. En échange de son silence.
Avant d’entrer dans la maison d’Omar, Nouria a été millière. Courtisane itinérante de Cordoue à Pékin. Combien de princes et d’émirs n’a-t-elle initiés ? Cheikh Omar n’en connaît pas le dixième sur elle. Au plus, la prend-il pour une trop mariée, qui aurait épuisé plusieurs maris jusqu'à ce que le psoriasis géant lui emporte la face.
Nouria ne sait pas lire mais parle mieux qu’un livre. Depuis qu’elle sait, Yasmina exige chaque soir qu’elle lui raconte une de ses mille et une galanteries. Au fil des nuits, bonne fille comme elle a été bonne amante, Nouria se prête au jeu, échappant au couperet. A chaque épisode, Yasmina lui fait mimer les gestes des amants, simuler leurs plaintes, dessiner leurs positions intimes avec du khôl ou du henné sur une omoplate de chameau qu’elle s’empresse ensuite d’effacer.
A sec de frasques depuis plusieurs lunes, Nouria doit maintenant puiser dans les expériences de ses soeurs de besogne voire dans les contes persans ou indiens et raconter des anecdotes de plus en plus piquantes : celle de la veuve qui, sur la tombe de son mari s’offre le membre érigé du psalmodieur de service qui s’est endormi ; celle de la gamine qui prend goût aux attouchements de l’employé de son père ; celle de la femme du calife qui apprend à un jeune imberbe les huit manières d’emprunter la voie sèche, ou celle du caravanier au membre gros comme un concombre qui après avoir assouvi ses ardeurs dans un âne, se plie aux supplications de la femme de son maître de lui faire la même chose.
Yasmina en sait maintenant plus sur l’art de la séduction que les ouvrages de la Maison de la Sagesse. Aucune forme d’amour, singulier ou pluriel, n’a de secret pour elle, sans qu’elle n’ait jamais embrassé d’autres garçons que ses cousins.
- Je t’ai tout raconté.
- Vraiment ?
- Tu connais les mille et une manières de séduire un homme.
- Fort bien !
Nouria tente une dernière esquive.
- Pas d’histoire ce soir. La nuit est vieille.
- Une histoire ! dit Yasmina. Comment ferais-je une bonne épouse sans rien connaître de l’amour ?
Nouria soupire.
« Vrai, se dit-elle. Une fille que son père destine à un beau parti ne doit-elle pas tout connaître pour plaire à son mari ? D’ailleurs, Omar ne feint-il pas de ne pas savoir à mon sujet ? Moi d’avoir peur des révélations de Yasmina ? Et Yasmina d’être dupe du manège ? Ces mille et une nuits n’ont-elles pas permis à Omar de garder Yasmina plus longtemps sous son toit ? Et toi, ma Yasmina, de mieux séduire Mustafa et Sofiane tout en différant ce moment si terrifiant et exaltant où tu connaîtras le danger et la joie de la bagatelle ? »
- Une courte, dit Nouria.
Reprenant son souffle, elle commence :
- Il était une fois Pasiphaé, l’épouse de Minos, reine de Crète. Un jour qu’elle se promène dans un champ, elle voit le taureau divin. C’est un magnifique animal, de muscles et de nerfs, aux jointures épaisses, aux pieds droits, au garrot élevé, aux cornes larges et pointues. C’est l’amour fou.
Nouria détaille ensuite comment Parsiphae demande au « technicien » Deadalos de lui fabriquer une génisse mécanique, où elle puisse se loger. Le taureau, tout de fougue, s’y trompant, introduit son instrument dans sa vulve. Parsiphaea connaît le plus vif orgasme jamais expérimenté. Et Nouria de conclure :
- Pasiphaé, devenue génisse, connaît enfin la volupté des bêtes. Elle est le cheval de Troie du désir.
- Youyouyouyouyouyou…fait Yasmina avec sa langue collée au fond du palais tout en applaudissant.
Elle s’approche de Nouria qui ouvre la bouche comme les poètes du palais qui attendent qu’Al Hakim, réjoui par leurs vers, la leur remplisse de pièces d’or. A la place, Yasmina lui glisse entre les dents un noyau de datte.
- C’est tout ! Et l’or ? zézaie Nouria.
- Tu dis toi-même que l’or est coupé au plomb et que ça empoisonne les poètes !
Toute à sa joie, Yasmina entame cette fois une nouvelle danse d’exorcisme. Sa préférée. La danse berbère réputée faire fuir les afrites par l’extrémité de l’orteil. A mesure qu’elle dénoue les voiles l’un après l’autre, ses bras et ses hanches semblent couler dans l’air comme la couleuvre glissant d’un arbre.
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7