L’émeute
I
« C’est arrivé ! Un grand malheur.»
Après une lune d’absence, Théo revient au village, fiévreux, plus excité qu’un enfant qui aurait croisé la Méduse.
« Léonidas le tisserand. Psshiit ! Parti en fumée, avec le quartier de la Perle. La divinité ? Proclamée ! Le Firman des Vierges ? Terminé ! Le Centième Nom de Dieu ? Pour bientôt ! Sous la forme d’un jeu ! ».
Théo n’arrête plus de parler. Les mots s’embrouillent dans sa bouche.
- Reprends tes esprits, lui fait Antonin, le patriarche du village.
Plus tard, à la veillée, Théo a la parole.
« Le grand jour est pour bientôt. Des mages prêchent la divinité d’Al Hakim sur les places de Fustat.
« Sa divinité, rien que ça, fait Antonin.
« Oui. Al Hakim, le Sage, est au-delà du Mahdi, celui que l’on attend, disent-ils. Il est Dieu. Lui même. Ses visions et sa folie céleste le prouvent. Quand Al Hakim aura trouvé sa vraie moitié -bientôt- il promulguera le firman idéal. Celui qui contiendra la quintessence de quatre vingt dix neuf noms de Dieu. Ce firman nous révèlera le mystère de nos propres paradoxes. Ce firman libérera la bête autant que l’ange qui sommeillent en nous. Ce firman prendra la forme d’un jeu. Un jeu tout simple. Evident à comprendre. Un jeu inoubliable, auquel chacun brûlera de participer. Quand le jeu commencera, Fustat sera mûre pour entendre le Centième Nom de Dieu. L’ère de l’innocence pourra sonner.»
Antonin qui en son temps voyageait à Fustat s’indigne :
« Un humain, aussi calife ou Mahdi soit-il, prononcer le Centième Nom ? L’ultime. Fable. Les juifs de Fustat eux-mêmes laissent pourrir leurs écritures saintes dans leurs Genizahs (des caves humides), afin qu’aucun nom hébraïque de Dieu ne tombe entre les mains du Malin. Prononcer le Centième Nom de Dieu ! Quoi encore ? Un humain s’arrogerait le Nom que seul Dieu peut révéler ? Sous la forme d’un jeu. Va leur demander en face ce qu’ils en pensent », fait Antonin à Théo en désignant Assiou du doigt.
Il soupire.
« Le Centième Nom ? Sous la forme d’un jeu ! »
Théo lève les bras aux cieux.
- Un jeu comme on en a pas vu depuis les jeux du cirque. Les mages le disent. Qu’y puis-je ? Al Hakim les a reçus en audience. Il s’est même entiché de l’un d’eux qui ne quitte plus le palais.
- Personne ne dit rien ?
- Les oulémas s’indignent. La rue s’enflamme. « Sacrilège !... Sacrilège ! » vitupèrent les uns et les autres. Cortèges et émeutes se succèdent. Profitant de la confusion, les soudards du palais, désoeuvrés, menacent de se révolter.
La semaine dernière, pour les calmer Al Hakim leur a livré Fustat. Quelle nuit terrible ! J’y étais, je venais de rendre visite au cousin Léonidas. Les soudards se précipitent sur le quartier de la Perle, le plus florissant. Que d’habitants estourbis, de filles et d’enfants arrachés à leurs parents, violés ! L’impasse de La Chamelle pleine, celle des tisserands coptes, les nôtres, Léonidas et sa famille, pschitt… Partis en fumée.
- Léonidas, pauvre Léo…, se mettent à geindre les femmes de Konios.
Jean, son frère, le père de Paul et d’Augustin, se plonge la tête entre les mains.
La voix plus posée, Théo poursuit :
« Quelques uns d’entre nous échappent aux flammes. L’incendie menace ensuite de se propager à l’impasse des Trois vierges puis à la demeure d’Omar. Quelle scène ! Omar, la légende du quartier, le plus grand marchand de Fustat, le futuwwa (chevalier) idéal auquel chacun voudrait ressembler. Il sort avec sa maison. Enfants, femmes, concubines, eunuques, servantes… Un cordon de futuwwas à sa solde tient les soudards enragés à distance. Vous l’auriez vu le vieux, avec sa face toujours signée du front au menton par cette ancienne estafilade de cimeterre. Fidèle à lui-même, il redevient, le temps de cette épreuve, Omar le Navigateur. Il commande aux futuwwas comme à un équipage au cœur de la tempête. Et à ses côtés... Elle...
Théo s’empourpre. Il hésite à reprendre.
- Qui ? fait Antonin.
- Elle ! Yasmina sa fille. Yasmina, le fantasme de Fustat. Tout le monde en parle, jamais ne la voit. Elle est là, en plein chaos, le visage découvert. Effrayée mais vaillante. Elle jette des pierres aux soudards trop menaçants. Quelle beauté !
A nouveau Théo parait hésiter. Il inspire. Et dit :
- Yasmina...! Si vous pouviez la voir. La plus délicieuse créature de Fustat. Dans les hammams et les iwans, dans les bazars et les caravansérails, on ne bruisse que de ses charmes.
Théo se met à chanter comme il fait souvent au milieu des ses récits.
Avec Yasmina, tout ce qui doit être blanc chez une femme, comme la raie des cheveux, les dents, le teint, les yeux, l’est,
Ce qui doit être noir comme la chevelure, l’est,
Ce qui doit être rouge, comme les lèvres, la langue, les joues, l’intimité, l’est,
Ce qui doit être rond et lourd comme les seins, la bouche, les pieds, l’est,
Ce qui doit être étroit comme le sexe, l’est,
Ce qui doit être long comme le cou, la stature, les cheveux, les sourcils, l’est aussi.
- Yasmina, quel enchantement ! Elle est plus enragée qu’une furie. Les futuwwas du quartier, prêts à se faire tailler en pièce pour ses beaux yeux, étrillent autour d’elle la soldatesque déchaînée. Les jeunes Mustafa et Sofiane, les premiers. Deux jumeaux inséparables qui ne rêvent que d’elle. La razzia semble ne jamais s’essouffler, les flammes ne jamais s’éteindre. Lorsqu’à la pique du jour, en plein chaos, Il surgit au milieu de la foule. »
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