Les aigles
VI
EEEEEK… EEEEEEK…
Plus que quelques toises et les aigles sont là.
Augustin jette un bref coup d’œil sur Malika, tout en évitant ses mirettes qui brillent de mille petites étoiles. Comment lui lâcherait-il la main ? Ca doit venir d’elle.
« Ma Lune, qu’attends-tu ? se dit Augustin. Cette digue, tu l’as traversée cent fois.»
*
Le khamsin, assoiffé de chaos, balaie toujours la langue de terre. Tout le long, les branches des taillis paraissent frétiller comme des aspics prêts à mordre quiconque s’y aventurerait. Comment ne pas avoir peur ?
- Regarde, fait Malika en tendant le doigt vers Assiou, son village.
« Qui va-là ? »
Une ombre ! Oscillante au milieu du nuage de sable, elle se déplace d’un bord à l’autre de la digue avec la régularité d’un balancier de chadouf (le mécanisme qui puise l’eau du Nil et la verse dans les canaux des champs). On dirait un spectre. Serait-ce Oussama, le père de Malika ? Une chandelle qu’elle aurait dû rentrer !
- Mon père…, fait Malika sans savoir si c’est une question qu’elle se pose ou une affirmation. Elle se resserre contre Augustin.
- Oui, ce doit être lui, répond-il incrédule, tout en fermant sa poigne moite sur ses petits doigts, fins comme des aiguilles.
Elle appelle.
- Ohé, père, je suis là.
Pas de réponse.
« Si c’était la Méduse ou un de ses suppôts ? Avec ce bruit, cette confusion, ce vent mauvais ? » songe Augustin. Il se ressaisit. « Non, des fables pour nous effrayer ».
*
- Père, Père… Ohé, relance Malika.
Rien.
La silhouette s’efface.
EEEEEEEK ! EEEEEEK !
Les aigles arrivent. La nasse se rétrécit. Augustin les devine entre les joncs. Une idée lui traverse soudain l’esprit. S’il raccompagnait Malika jusqu’au bout ? Impossible. L’ombre... Si c’est le père de Malika, il se fera corriger par lui avant d’être puni par les aigles. Ils lui réserveront le sort des tricheurs en le lardant au double. Malika doit traverser. Seule. C’est la règle du jeu. S’il l’aime plus que lui-même, pourquoi ne la raccompagne-t-il pas ?
Le cœur serré, Malika considère la digue à moitié effacée par le nuage de sable et la nuit tombante. Augustin a beau lui avoir dit tout a l’heure pour la rassurer que la Méduse n’existait pas, elle sait qu’il y croit toujours, comme les autres, comme elle.
Augustin relâche la pression sur sa main.
- Il (il n’ose dire « ton père ») ne t’entend pas. Vas-y.
EEEEEK !... EEEEEEK !
Malika hésite.
- Ils vont me massacrer, ajoute Augustin à voix basse.
Pâle de honte et de tristesse, il la pousse doucement vers l’ombre.
*
Résignée, la petiote desserre ses doigts. Pris de remords, Augustin referme sa poigne sur elle.
- N’y vas pas.
EEEEEK !... EEEEEEK ! Mon…trez…vous !
Malika tire alors de toutes ses forces. Indécis, Augustin finit par relâcher son étreinte.
Elle tombe à la renverse, emportée par son poids. Augustin fait mine de vouloir l’aider à se rétablir, tout en la suppliant du regard de ne pas lui reprendre la main. Il redoute tant l’irruption des aigles avant qu’elle n’ait franchi la digue et appelé d’en face, comme convenu.
« Ma Malika traverse ; les aigles épargnez-moi ! »
Malika tente d’esquisser un sourire. Mais plus sa bouche s’étire, plus des larmes semblent prêtes à lui couler des yeux. Elle aime Augustin. Elle le voit faible. L’ombre la terrorise. Mais elle va l’affronter pour le sauver des aigles.
Elle se traîne en arrière dans la boue, à l’aide de ses coudes et de ses talons. Hors de portée d’Augustin, elle se relève et s’engage à reculons sur la digue sans le quitter des yeux.
Cinq pas plus loin, elle s’arrête.
EEEEEEK !... EEEEEEK !
Du bout des lèvres, elle dépose un baiser sur la paume de sa main puis souffle « dessus » en direction d’Augustin, comme si elle le lui envoyait.
Le bras flageolant, la bouche ouverte pour mieux retenir le sanglot qui l’étreint, Augustin fait mine de le saisir au vol. Puis, du bout des doigts, il décrit trois cercles dans l’air.
« Ca conjure les sortilèges de la Méduse », dit Myriam.
Malika pivote. Presque soulevée par le vent, elle court vers l’ombre. Soulagé et déconfit, Augustin la laisse s’évanouir dans le tourbillon de sable.
*
VII
- Sus à la proie !
Les aigles surgissent. Tessons brandis, le regard exorbité, les chairs ruisselantes de sang pour la plupart, ils cernent Augustin en entamant aussitôt une danse macabre. Même Lydia, entraînée par les autres, libère sa hargne. Lardé sur tout le corps, Amphytrion fait pitié à voir. Une charpie ambulante. Son épaule droite porte une large flétrissure qu’il faudra recoudre.
- J’ai gagné, murmure Augustin en montrant du doigt la digue pour leur signifier que Malika est sortie du jeu. Qu’elle est « libre ». Qu’il est le dernier indemne et qu’il « mérite » de le rester.
Les aigles poursuivent leur sautille.
« Ma fleur, qu’attends-tu ? Vas-y, appelle. »
Silence. Paul adresse à Augustin un sourire cruel. Sans que les aigles l’aient encore touché, Augustin sent déjà leurs «serres » lui entailler la chair, comme si son corps anticipait la douleur. Un geste de Paul et c’est la curée.
Soudain, entre deux rafales, une petite voix perce la tempête.
« …Je... suis… arrivée… »,
Malika ! Elle a franchi la digue ! Elle appelle de l’autre rive.
« Mon…so…leil…,… tu as…ga…gné… Je… suis… chez moi …»
Augustin soupire de soulagement.
« Malika, ma Perle, tu es la meilleure. »
*
Feignant de n’avoir rien entendu, Paul s’apprête à frapper. La mort dans l’âme, Amphytrion lui retient le poignet. Tricher à l’aigle, ça porte malheur. Tout le monde le sait. La Méduse en prendrait ombrage et se vengerait sur tous les joueurs.
Les tessons finissent par s’abaisser. Furieux, Paul attrape Augustin par le cou et le pousse devant lui.
- On rentre.
*
« Hi… Hiii…».
Augustin pivote net. Lui et les aigles ont à peine parcouru cent pas vers Konios. Ces cris ? Entrecoupés par les rafales. Cette petite voix ?
« Hiii…Hiii… »
Malika ? Oui, c’est elle. Il le jurerait.
- Avance, lui fait Paul.
« Au…se…cours…»
- Ecoute.
Paul le pousse du plat des mains.
- Je n’entends rien.
- Attends.
Suit un bruit de taillis et de branchages cassés. Il se passe quelque chose, sur l’autre rive, au bout de la digue. Il faut y aller.
« Ahhh….A…l’…ai….de… Au…gu… »
Soudain un vacarme de clapotis. Comme si un crocodile festoyait. Puis un bruit d’onde, plus régulier. Une barque glissant sur l’eau ? A nouveau plus rien, hormis le souffle de la tempête. Augustin se met à crier.
« Malika !».
Il tend l’oreille. Pas de réponse.
« Malika !... Ma…li…ka… ! »
Toujours rien. Il fait presque nuit. On distingue à peine un fil blanc d’un fil noir.
- Allons voir, dit Augustin, se maudissant de l’avoir abandonnée.
- La trouillarde. Son père la corrige, fait Paul en lardant son cadet d’un coup de tesson, à l’insu des autres.
- Aïe ! fait Augustin.
- Ibis déplumé, tu n’avais qu’à rester avec elle.
Il le pousse vers Konios.
*
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La Missive © Fabrice Frémy et les Éditions Cortambert, 2011
ISBN : 979-10-90725-02-7