L’émeute
II
Théo marque une pause. Il avale une grande rasade d’eau. Malgré le chagrin d’avoir perdu Léonidas, tout Konios reste suspendu à ses lèvres. Son souffle recouvré, Théo reprend :
« Personne ne l’a vu venir. Couvert de la tête aux pieds par sa galabeya noire, il enfourche son âne. Ses yeux brillent de mille feux. Leur lueur perce à travers l’ombre de sa capuche évasée, hypnotisant l’assemblée. A sa vue, d’un coup, soudard ou futuwwas, père ou enfant, chacun retient son geste. Qui va frapper abaisse son arme, qui se protège avec ses mains, découvre son visage. Comme si Dieu pétrifiait la foule. Hommes, femmes, enfants, vieillards, soudards avinés…
Tous, hébétés au milieu des décombres, le contemplent.
« D’un mouvement de tête, le spectre balaie la place. Une fumée âcre, mêlée d’un remugle de bois sec, de naphte et de chair humaine brûlée, emplit encore les bronches. Les corps blessés ou roides, les maisons éventrées et enflammées. Le spectre passe de l’un à l’autre sans s’attarder. Soudain, il rabat sa capuche. Lui ! Al Hakim, le gardien des songes. Dans toute sa gloire ! En chair et en os, avec sa face de lion.
Théo jette un regard en direction d’Antonin.
« Et maintenant ? Les mages auraient-ils raison ? Al Hakim serait-il prêt ? Prêt à proclamer le firman idéal ? Le firman qui lui assurera le cœur des hommes ? Le décret qui nous mettra face à nos propres paradoxes et nous révèlera le mystère de la Création. Sous la forme d’un jeu ?
« Al Hakim décrit un grand mouvement circulaire de la tête. Soudain, il s’interrompt devant Omar et sa maison, plantés devant l’impasse du Lion. La face charbonneuse, Omar dégouline de sueur. Il a le regard vide et lointain du rescapé après la bataille. Par miracle, les siens sont saufs. Une grappe de soudards et de futuwwas sanglants gît à leurs pieds, certains râlant encore.
Femmes, enfants, concubines, serviteurs… Al Hakim les observe. Il parait surpris, troublé. Que scrute-t-il ? Serait-ce… Incroyable.
« Oui… Yasmina. Elle... lui ressemble tant.»
Théo paraît perdre ses moyens. Comme si Al Hakim le toisait en personne.
- A qui ? le relance Antonin.
« A la princesse Sit Al Mulk, la demi-sœur d’Al Hakim. Même allure, même port de tête. Dans la foule des voix commencent même à murmurer son nom :
« Sit Al Mulk… Sit Al Mulk… ».
Al Hakim pose son regard sur Yasmina, comme s’il admirait son œuvre.
« Sit Al Mulk… Sit Al Mulk… ». La rumeur enfle. Al Hakim finit par lever le bras. La voix posée, que chacun tende l’oreille, il déclare :
« Mes frères, mes amis, par le Très Haut, que cessent ces querelles ! Laissez tout en l’état. Que les soldats gardent les gazelles et les gazous[1] arrachés à leurs parents. Que les parents fassent leur deuil de cette nuit. Réconcilions-nous.»
C’est tout. Il tourne bride et s’évanouit dans la foule. Le lendemain, un nouveau firman ordonne qu’on ne lui présente plus de vierge.
*
[1] Gazelle, gazou : nom donné aux jeunes filles et au jeunes hommes.
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