Le parfumeur
IV
Percé dans le mur et posé sur deux gros corbeaux, un moucharabieh semble surveiller l’impasse comme l’œil du lucre sur un égout. Aussi ventru qu’une chamelle pleine, il parait en même temps aussi léger qu’un papillon, grâce à ses ventaux finement ouvragés, véritable dentelle de motifs floraux qui laissent deviner une présence qui voit sans être vue.
Est-elle là, comme chaque soir ? Si proche, si inaccessible. Les observe-t-elle ? Yasmina ! Si souriante, si hautaine. Yasmina. Que ne donneraient-ils pour être avec elle ? Matin et soir, Mustafa et Sofiane font le pied de grue sous le moucharabieh.
Longtemps, Yasmina n’était à leurs yeux qu’une gamine. Jusqu'à la dernière fête de la Vierge. Tous les habitants du quartier, coptes et musulmans, s’étaient rassemblés au bord du Nil pour y jeter des offrandes. Accompagnée d’Omar, son père, Yasmina rayonnait de toute sa beauté. Tout au long du cortège, où Mustafa et Sofiane assuraient l’ordre avec les futuwwa du quartier, elle leur a adressé œillades, sourires, quintes de toux, en riant de ce charmant petit rire rythmé, ni trop fort, ni trop bas, ni trop rare. Une femme, une vraie femme.
Depuis, elle les nargue par le moucharabieh, leur abandonnant de temps à autre des messages gravés sur des tessons ou des omoplates de chameau laissant miroiter des rencontres furtives.
Pauvre Mustafa et Sofiane. Jusqu’à maintenant, rien ne les séparait. Pas une friandise, pas un souffle d’air, pas une confidence ou un coup de verges qu’ils n’aient reçu ensemble depuis leur naissance. Jusqu’à Isa, la courtisane du bazar qui s’est offerte pour leur dépucelage dans son réduit, il y a deux crues, à l’un, puis à l’autre, dans la même suée. Ensuite, même chaude pisse. Si leur caractère diffère, leurs goûts se rejoignent, tant ils ont l’habitude de s’abreuver aux mêmes sources. Mustafa est bagarreur, Sofiane réfléchi. Ils se complètent. Mustafa entraîne Sofiane, Sofiane tempère Mustafa. Personne au bazar n’ose s’en prendre à l’un de peur d’avoir à en découdre avec l’autre. Rien ne les sépare, rien... sauf Yasmina.
Durant l’émeute, la crue dernière, ils n’ont pas hésité à prêter main forte aux futuwwas d’Omar pour protéger Yasmina des soudards, ramassant maintes ecchymoses en retour. Ils ont distribué les coups à la volée avec une hargne de fauve. Dans la confusion, Omar ne s’est aperçu de rien. A peine si Yasmina les a vus. Yasmina ! Aucun n’en parle. Toujours y songe. Chacun feignant de croire devant l’autre que les messages et les minauderies de Yasmina s’adressent aux deux, persuadé qu’ils ne sont que pour lui même.
Yasmina ! Ont-ils encore le droit de la désirer ? D’en rêver ? Depuis qu’Al Hakim a semblé porter son dévolu sur elle à la fin de l’émeute, Yasmina n’est plus la même. Lune après lune, ils ont craint qu’Al Hakim ne vienne la chercher, ne vienne demander à Omar de réciter la Fatiha[1] avec lui. Leur est-elle à jamais interdite ?
Ce soir, Mustafa et Sofiane affichent une humeur de lion blessé. Ils voudraient tant savoir, tant demander à Yasmina. La sanguine au bazar, le sait-elle ? L’approuve-t-elle ? Quel ne fut pas leur désarroi ce matin ! Au détour d’une travée, un vendeur à la sauvette leur a proposé une jolie sanguine d’une créature de rêve dans une position lascive à cinq piastres l’exemplaire. A peine eurent-ils le temps de se rincer l’œil que tout fier, le vendeur leur a annoncé qu’il s’agissait de Yasmina, la fille d’Omar, au hammam, telle que les cancaneuses l’ont décrite au dessinateur.
Les jumeaux l’ont bastonné et lui ont confisqué ses autres copies. A la travée suivante, ils sont tombés sur un deuxième larron proposant la même sanguine, puis sur un troisième… L’oeuvre, reproduite à des dizaines d’exemplaires par des copistes, se vend à chaque coin du bazar. Elle s’arrache ce soir à cinquante piastres. Sofiane a conservé un exemplaire dans sa ceinture. Il brûle d’en abandonner les confettis sous le moucharabieh autant que de la faire coudre sur son cœur.
Chacun songe à la même chose : « Yasmina qui préfères-tu de nous deux ? Lui ou moi ? Un message, pour l’amour de Dieu. »
Ce soir, aucun mot doux « tombé » du moucharabieh. Rien au-dessus de leur tête. Ni grincement, ni chuchotis, ni souffle, ni quinte de toux, ni petit rire.
« Yasmina ! Où es-tu ? Que fais-tu ? »
Quelle ingrate ! L’air saumâtre, les jumeaux s’éloignent à reculons du moucharabieh. Ils ignorent l’œil jaunâtre et globuleux qui les épie du fond de la niche creusée sous la banquette de planches et de glaise adossée contre le riad du cheikh Omar, juste en dessous du moucharabieh. Cet œil, un vrai, pour qui cette impasse n’a plus de secret. L’œil de la Chose.
Si Yasmina était en retard ? Si Yasmina attendait le dernier moment pour se manifester ? Rien. Las, les jumeaux finissent par s’engouffrer dans le grand immeuble d’en face. Là où ils logent avec Abdel, leur père, dans la promiscuité de quinze autres familles.
*
[1] Réciter la Fatiha : pour demander la main d’une jeune femme, le père du prétendant, propose au père de la fille, si ce dernier accepte, de réciter avec lui la Fatiha, la première sourate du Coran, dite l’Ouvrante. La Fatiha se récite aussi à l’occasion d’un engagement important.
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