Cher Jean,
La BD sans Gir-Moebius ? N’est-ce pas la « Bande Décimée » comme le titre si bien le quotidien Libération qui te rendait hommage lundi dernier ?
Si nous rions de bon cœur des multiples et fantaisistes oracles qui annoncent la fin du monde pour 2012, la BD sans toi, Jean, c’est la fin d’un monde. Non, de deux mondes. Celui de Blueberry et d’Arzak, tes personnages cultes, aujourd’hui orphelins. Comme ces deux générations de dessinateurs et de lecteurs, inspirés et passionnés par ton œuvre visionnaire. Deux générations auxquelles tu as apporté tant de joie et d’évasion ; à qui tu as rendu la vie plus belle.
C’est nous, aujourd’hui, tes millions de fans sonnés, qui croyaient, que dans le Désert B, où viennent méditer tes personnages, la vie était sans fin.
Artiste, chaman, alchimiste, magicien, visionnaire, démiurge… qui es-tu ?
Fernando Pessoa, le célèbre écrivain et poète portugais, a nourri durant sa carrière près de 72 hétéronymes et pseudonymes…
Toi, cher Jean, deux : Gir (pour Giraud) et Moebius…, Moebius, en référence au ruban du savant Möbius, symbole de l’infini…
Pour une œuvre polymorphe et tentaculaire où, comme celle de Victor Hugo en son temps, tous les styles t’ont réussis. Plus de quatre vingt albums et recueils d’illustrations, près de 30 expositions publiques de tes œuvres. Des millions de lecteurs dans le monde.
Jean, que j’aurais aimé pouvoir te dire en traits, si j’en avais eu le talent, les quelques mots qui suivent.
Tu es né en 1938, à Nogent-sur-Marne. Le virus du dessin te prend dès 13 ans. Et ne te lâchera plus.
Après ton passage à l’Ecole des Arts appliqués et quelques collaborations dans la publicité, tu te consacres rapidement à la Bande dessinée, comme Jean-Claude Mézières, ton ami d’école, le créateur de Valérian et Laureline.
Tu laisses tes premières empreintes dans les magazines Fripounet, Cœurs Vaillant et Sitting Bull.
Au début des années 60, tu es vite repéré par le grand dessinateur Jigé (Joseph Gillain), le père du cow-boy Jerry Spring et des pilotes de chasse Tanguy et Laverdure. Il te recrute comme assistant, t’aide à mûrir ton style puis te signale au scénariste Jean-Michel Charlier qui recherche un dessinateur de talent pour un grand western publié dans Pilote. Tu crées avec ce dernier, le personnage du lieutenant Blueberry (ou lieutenant « Myrtille »).
Le succès sera immense et durable, au fil d’une trentaine d’albums te ta main qui seront publiés chez Dargaud. Lorsque Jean-Michel Charlier s’éteindra au cours de la conception de l’album Arizona love, seul au dessin et au scénario, tu poursuivras l’aventure avec 6 albums de Mister Blueberry. Des séries dérivées de Blueberry, avec d’autres dessinateurs et scénaristes, complèteront l’épopée : La Jeunesse de Bluebbery, Marshal Blueberry...
Avec la saga du Lieutenant iconoclaste Mike Donovan Blueberry, tu nous as offert le plus long, le plus ambitieux, le plus rythmé et le plus beau des westerns.
Blueberry, le soldat brisé par la guerre de sécession ; Blueberry l’aventurier, porté sur la bouteille et le jeu, rétif à toute discipline ; Blueberry, le défenseur des minorités opprimées, au cœur de grands espaces ; Blueberry, le pisteur hanté par le Spectre des Monts de la Superstition ; Blueberry, le hors-la loi qui s’enflamme plus pour la belle et l’inapprivoisable Chihuahua Pearl que pour l’or des Confédérés; Blueberry, le lieutenant déchu et diffamé qui, d’intrigues en complots contre Ulysses Grant, Président des Etats-Unis, cherche sa réhabilitation… ;
Blueberry porte nos idéaux et nos limites, en affrontant un monde bien réel.
Vers la fin des années 60, cher Jean, tu commences à réaliser des dessins de science fiction dans les magazines Pilote, Hara Kiri, l’Echos des Savanes. Le nom de Moebius fait ses premières apparitions…
A la recherche de nouveaux espaces, de nouvelles frontières, tu vas cofonder en 1975 le magazine Métal Hurlant avec Jean-Pierre Dionnet, Philippe Druillet et Bernard Farkas… et donner toute la mesure de ton génie en créant Arzak et son inoubliable ptérodactyle, survolant et arpentant le monde de Tassili et le désert B…
Avec Moebius, suivront maintes autres histoires : le Garage Hermétique, le Bandard fou, le Monde D’Edena… Puis le saga l’Incal ou la folle du Sacré Cœur avec le scénariste Alejandro Jodorowsky.
L’ensemble sera repris sous forme d’albums avec les Humanoïdes Associés ou Casterman. Plus tard les Editions Stardom, dirigées par ton épouse Isabelle, avec l’appui de Claire Champeval ta belle-soeur, publieront ton extraordinaire introspection en 5 volumes : Inside Moebius.
Et tu dévoileras enfin, en 2009, ton Arzak : destination Tassili, la suite tant attendue de ton premier Arzak.
Avec « Moebius », tu signes dès les années 70 la fin du règne sans partage du style dit de « la ligne claire », où les contours des dessins sont nets et réguliers. Style incarné par le grand Hergé avec son Tintin.
Tu vas, avec Philippe Druillet, devenir le chef de fil et le moteur d’une extraordinaire Renaissance de la bande dessinée, en t’affranchissant de toutes les conventions…
D’un coup, les cases très sages de nos parents éclatent. Tes encrages et jeux de hachures nous offrent d’étonnants clairs-obscurs, champs et contre-champs,… les minéraux, la moindre pierre, semblent s’animer,… deviennent des personnages.
Dans Moebius, il y a du Caravage, du Jérôme Bosch autant que du William Blake ou du Edward Hopper… Tu transcendes tous les styles, toutes les époques.
Moebius c’est un monde parfois sans queue ni tête, parfois sans parole (plus bavard parfois), toujours fascinant et distrayant.
Moebius c’est le produit de ton extraordinaire voyage intérieur, de tes expériences chamaniques, de l’absorption de substances hallucinogènes, d’un régime végétarien de plus de huit ans…
Avec Moebius tu as voyagé loin, très loin. Tu as exploré des frontières et des univers d’où certains ne reviennent jamais… Tu nous en as ramené un compte-rendu en cases et en bulles hallucinant. Pirouette après pirouette, tu as cultivé et assumé jusqu’au bout ce constant décalage avec le reste de la planète.
Avec toi, avec Moebius, le chemin le plus rapide d’un point à un autre n’est plus la ligne droite, un trait à l’encre de chine. C’est le rêve.
Œuvres pour initiés au départ, les histoires signées Moebius te font connaître dans le monde entier. Notamment aux Etats-Unis : tu signes avec Stan Lee, le pape du "comics" américain, un mythique Surfer d’argent.
Le Japon t’adule : tu exposes trois cent créations à l’Hôtel de la Monnaie avec Hayao Miyazaki, le fondateur des studios d’animation Ghibli, légende vivante du manga et du dessin animé japonais…
Les fans de Blueberry mettront parfois plusieurs années à réaliser que Gir et Moebius ne font qu’un, et vice et versa.
Trop fidèle à tes dessins, tu n’es pas devenu réalisateur aux côtés de ceux que tu admirais le plus : John Ford, Sergio Leone, Sam Peckinpah, Stanley Kubrick, Francis Ford Coppola, Ridley Scott,… Il n'y aura qu'un seul film autour de Blueberry : Blueberry, l'expérience interdite de Jan Kounen, avec Vincent Cassel dans le rôle titre.
Pourtant le cinéma t’a tant inspiré et tu le lui as si bien rendu.
Blueberry n’est-il pas l’incarnation de Jean-Paul Belmondo, Charles Bronson, Clint Eastwood, Arnold Shwarzenegger, Vincent Cassel… réunis ? N’as-tu pas participé aux projets de prestigieux films-opéras : Dune, Tron, Alien, Le 5e Elément… ?
Par la rupture que tu as apportée à la Bande Dessinée, tu as ouvert la voie à bien d’autres grands artistes : Bilal, Juillard, Loustal, Avril, Trondheim, Tardi…
Tu nous as montré comment être autant à l’aise dans le western fordien que dans l’ère cyberpunk.
Tu as inspiré de multiples bases graphiques pour la Science Fiction contemporaine. Combien d’albums de bandes dessinées, de romans, de films, de jeux vidéo, d’expositions portent-ils et porteront-ils ton empreinte ?
Fou et Cavalier à l’Espace Cortambert (Paris 16e), Arzak, Destination Tassili à l’ancien Télégraphe du 103 rue de Grenelle, à Paris 7e (juste à côté de la basilique Saint Clotilde où nous t’avons tous rendu un dernier hommage ce jeudi 15 mars), puis Moebius Transform à la fondation Cartier, toujours à Paris, tes dernières expositions confirment ton entrée au Panthéon des plus grands artistes contemporains.
Qu’inspireras-tu encore dans les prochaines décennies ? Le mesurera-t-on jamais ?
En nous entraînant du monde de Gir à celui de Moebius tu nous as appris l’éclectisme, tu nous as appris que l’on pouvait aimer quelque chose et son contraire, s’opposer soi-même sans se trahir, sans se quitter !
L’ « homme est-il bon » t’es-tu demandé pour Pilote en 1974 ? Tu as répondu, par le truchement d’un extraterrestre qui mange une oreille humaine : « Oui, l’homme est comestible. »
Et Gir-Moebius est-il bon ? Oui, il a toujours très bien dessiné et très bien vendu répondront tes éditeurs et tes lecteurs. Mais comme tous ceux qui ont eu la chance de te côtoyer : parents, enfants, amis, scénaristes, dessinateurs, directeurs de collection, fans, … ils diront : « Gir-Moebius est d’abord une très belle âme ». Jean, tu n’as jamais dit : « je suis le meilleur » ; seulement : « c’est vrai, j’ai peut-être un don. J’essaie de m’en débrouiller ». Tu avais cette intuition que quelque chose d’ineffable t’avait été offert, que les fées s’étaient penchées sur ton berceau. A force de travail, de patience, tu as fait fructifier ce talent unique durant 60 ans, pour nous le rendre au centuple.
Tu dessinais si vite, si bien, que l’on te disait parfois ces dernières années :
- Ce dessin t’a pris 30 secondes.
- Non, 50 ans, répondais-tu avec ta voix chaleureuse.
Du fond du cœur, merci.
Si ton œuvre et ta vie, c’est l’aventure, la nature, l’humour (oui, plus tu avançais dans ton œuvre, moins tu te prenais au sérieux), l’impertinence, l’irrévérence, la solitude… la défense des humbles… c’est aussi l’incarnation d’une vision large du monde, débordante d’une spiritualité toute moebiusienne.
« Dieu seul est grand », a dit Massillon en entamant son oraison funèbre pour le roi Louis XIV. Alors que conclure à ton sujet, cher Jean, qui nous regarde tout sourire en surfant sur les nuages du paradis des magiciens ? Que tu n’es qu’un homme dont la main a toujours été réchauffé par un souffle divin, pour notre plus grand bonheur ?
Que « depuis ton départ, le ciel est bleu, et que nous voulons croire que tu y es pour quelque chose », comme l’a si joliment dit Isabelle, ton épouse et si fidèle soutien durant vingt-cinq ans, à la cérémonie d’hier, devant plus de six-cents personnes, venues te rendre hommage.
Avec toi, cher Jean, le Désert B et ses joyeux fantômes, n’auront peut-être pas de fin.
Fabrice FREMY
Dessin réalisé par Gir-Moebius à l'occasion de l'exposition Fou et Cavalier (juin 2008).
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